1889 - 1989 : Un siècle de cinéma

scientifique en France

 

Par Michel ALLOUL

 

Quelle frontière

entre l'art et la science ?

" Le cinéma, considéré comme un "art", pourrait-il donc être en même temps "scientifique", c'est-à-dire rigoureux, objectif, logique ?..."

Il est indéniable que l'expression "cinéma scientifique" recèle quelque ambiguïté et laisse transparaître d'emblée des difficultés spécifiques dont n'a guère à se préoccuper le cinéma de fiction. Mais comprendre les balbutiements du cinéma scientifique, ses évolutions, ses questionnements, en saisir les détours et les paradoxes, c'est aussi percevoir comment au sein d'une même création, se rejoignent, se côtoient, s'articulent et se confrontent l'Art et la Science, l'expression de la passion et celle de la rigueur. " (1)

 

Aux origines du cinéma :

le mouvement

Avant d'arriver aux images des frères Lumière...

L'essor du cinéma ne prend pas naissance comme on le croit communément avec la fameuse projection des frères Lumière en 1895. En réalité, le cinéma spectacle doit son origine au cinéma scientifique et en particulier à la rencontre du mouvement et de la photographie.

Quelques années auparavant (1873), l'astronome Jules JANSSEN fait construire "le revolver photographique" afin d'observer la succession des phases du passage de Vénus devant le disque solaire. Il obtint le premier "roman-photo scientifique".

Les prémices du cinéma s'annonçaient : une longue période de décomposition et d'analyse du mouvement commençait alors et la démarche était scientifique ... (2)

 

Un Français

au coeur d'une polémique

 

E.J.Marey en cours d'expérimentation

Le physiologiste français Etienne Jules MAREY est à l'origine de cette polémique.

Depuis longtemps, la mécanique du galop des chevaux intéressait les éleveurs et les artistes. Après de longues observations, MAREY dessina la position des pattes du cheval, leur contact avec le sol tentant de donner une représentation scientifique du mouvement du cheval en course. Mais ses dessins sont fortement contestés.

 

Un arbitre :

un photographe anglais

Dissociation des mouvements d'un lévrier au galop d'après des photographies instantanées d'Edward Muybridge ( 1882 )

Afin de couper court à ces controverses, un mécène californien charge un anglais, Edward J. MUYBRIDGE, photographe de talent, de départager les adversaires. A l'aide de 24 appareils photographiques disposés le long de l'hippodrome et déclenchés par le passage du cheval, il confirme les résultats de MAREY. Le monde scientifique, soucieux de rigueur, accepta cette représentation du mouvement dans l'espace mais contesta son déroulement dans le temps.

Jules Marey, inventeur de la caméra : le fusil photographique

Inspiré par le revolver de JANSSEN, E.J. MAREY poursuit ses investigations et décide d'appliquer à l'étude de la physiologie, la technique des photographies enregistrées en succession rapide.

Le fusil photographique qu'il met au point en 1882 bénéficie des progrès de la technologie des supports sensibles. Les plaques humides au collodion sont remplacées par les plaques sèches au bromure d'argent puis par la première bande de papier sensible.

La naissance de ce "chronophotographe à pellicule" fait l'objet d'un compte rendu de MAREY à l'Académie des Sciences, le 29 octobre 1888. Les principales caractéristiques de la caméra moderne sont réunies dans cet appareil : obturateur à disque, pellicule entraînée par saccades avec prise de vue à chaque arrêt.

S'il a pratiquement inventé la caméra, la question de la projection n'intéresse pour ainsi dire jamais MAREY.

 

La science se joue du temps

 

Vol du pélican - Marey -1886

Ce que MAREY attendait de la technique cinématographique, c'était de ralentir le mouvement autant que possible afin de pouvoir l'analyser. Il avait réalisé plusieurs prises de vues, à 50-60 images par seconde : entre autre celle du chat lâché le dos en bas et qui se rétablit pendant la chute pour atterrir sur les pattes.

Un de ses collaborateurs, Lucien BULL, poursuivant les mêmes buts du ralentissement du temps mit au point, dès 1902, l'automatisme des prises de vues a 500 images par seconde et en 1906, il obtint des enregistrements à 1.500 images par seconde. Dès lors, il devenait possible de fixer non seulement le vol des oiseaux mais aussi celui des insectes, de percevoir le déplacement d'une balle de fusil.

 

Lorsque le cinéma

s'éloigna de la science

L'esprit dans lequel étaient conduites ces recherches était strictement scientifique. Les progrès technologiques observés découlaient des exigences de la recherche. MAREY désirait que ses résultats puissent servir la science et les chercheurs. Il publiait dans le menu détail l'ensemble de ses travaux.

L'analyse du mouvement du sportif par Georges Demeny

" Lorsque Georges DEMENY, son assistant, lui proposa une exploitation commerciale du chronophotographe, MAREY s'éloigna de lui : le scientifique qu'il était fut choqué. Pourtant en devenant objet public de curiosité et d'étonnement, le cinéma allait prendre très rapidement la voie du commerce. "

Louis LUMIERE filma l'entrée d'un train en gare, la sortie des usines et restitua au public la stricte réalité. Cela suffisait pour étonner. De scientifiques, les maîtres du mouvement étaient devenus artistes.

Grâce à la technique du montage, le cinéma s'ouvrait à la fiction, les cinéastes laissant l'image libre de représenter leurs errances de coeur et d'esprit. Il n'était plus désormais outil à comprendre le monde, mais un formidable moyen d'expression artistique.

La magie du cinéma scientifique fut alors dépassée. Le monde scientifique devenait méfiant : en 1910, l'introduction des projections cinématographiques à l'Académie des Sciences par le Dr COMANDON ne se fit pas sans remous.

 

L'époque des pionniers

 

 

 

L'HIPPOCAMPE. Extrait d'un film de Jean Painlevé. Curieux document cinématographique. Chez les Hippocampes ce sont les mâles qui font les oeufs.

 

Peu à peu, de nombreux chercheurs des disciplines les plus diverses se sont emparés de cette invention. La possibilité de répétition, le changement de l'échelle du temps et de l'espace, le ralenti, l'accéléré, offerts par le cinéma ont été des facteurs de découverte aussi bien dans le domaine des sciences exactes et naturelles que dans celui des sciences sociales et humaines.

 

Si l'audiovisuel a considérablement élargi le champ des connaissances, il a aussi favorisé la création pour la science d'une nouvelle catégorie de chercheurs : les chercheurs-cinéastes ou cinéastes-chercheurs. Le premier français de la lignée fut Jean PAINLEVE qui fonda en 1930 l'Institut de Cinéma Scientifique. Plus de 50 années passées au service du Cinéma Scientifique ponctuées par deux guerres mondiales.

 

Qui, mieux que Jean Painlevé,

peut raconter cette épopée ?

 

" En 1925, quand j'y projetai mon premier film (développement de l'oeuf d'épinoche de la fécondation à l'éclosion), un membre de l'Académie se leva e n disant : " L e cinéma, ce n'est pas sérieux. .. "

Pourtant des esprits avertis soutenaient cette nouvelle technique et, dès 1910, Mlle CHEVROTON, chez FAURE-FREMIET, puis François-Franck EPHRUSSI dans ce laboratoire du Collège de France, institution dont dépendait également le laboratoire de MAREY, accumulèrent des travaux à base de cinéma jusqu'à la

JEAN PAINLEVE, toujours en activité en 1988, est vu ici en 1935 avec un appareil scaphandre léger Le Prieur.

 

guerre de 1939. Lucien BULL, élève de MAREY, passait entre 1905 et 1946, de 300 images à 1 million d'images par seconde. CARVALHO, directeur de l'Ecole Polytechnique, réalisait en 1900 le premier film de radiologie. On ne peut citer tous les efforts individuels qui ont finalement tissé le cinéma scientifique français et si je me rappelle ceux que j'ai connus, j'en oublie bien d'autres : Charles CLAOUE, OBATON, BESSIS, DRAGESCO, PFEIFER, MARION, MARIO, BUSNEL, COUSTEAU, BEAUFLE, CALDERON, MONCEL, DEVEZ, ROUSSEAU, TAZIEFF, DE ROUBAIX; BELL, VIENNE, EDELMANN, OBLIN, etc ... "(3)

Parmi les grands oubliés de Jean PAINLEVÉ : Félix-Louis REGNAULT qui invente le cinéma ethnographique en filmant, en 1890, une femme ouolof fabriquant des poteries en Afrique Occidentale mais aussi Frédéric ROSSIF et Jean ROUCH.

Qu'en était-il

hors de France?

Parallèlement aux travaux de ces précurseurs du cinéma, il est nécessaire de mentionner le travail et les expérimentations de plusieurs autres savants et techniciens de différents pays.

En 1885-1886, l'Allemand Ottomar ANSCHUTZ étudiait en utilisant la méthode de Muybridge, les mouvements du cheval et des athlètes. Le botaniste PFEFFER filmait en 1900 à l'Université de Leipzig le mouvement géotropique des plantes pendant une période de 28 jours ; en Russie, l'amiral MAKAROV avait filmé au début du siècle l'avancement d'un brise-glace pour calculer, à travers l'analyse image par image, les forces exercées sur la proue.

Dès 1898, plusieurs chirurgiens faisaient filmer leurs opérations. Avant la fin du XIXe siècle, le docteur MARINESCU, de l'hôpital de Bucarest, avait utilisé le cinéma pour l'étude de la démarche dans l'hémiplégie organique. Au début de notre siècle, l'Anglais F. MARTIN DUCAN réalisait des microcinématographies destinées à des projections publiques de vulgarisation scientifique et l'Italien R. OMEGNA filmait les différentes phases de la métamorphose du papillon. En 1904, le professeur autrichien POCH utilisait le cinéma pour enregistrer des documents ethnographiques en Nouvelle Guinée et couplait la caméra avec un phonographe.(4)

Les chemins de la découverte

Bien d'autres exemples pourraient témoigner de l'intérêt que les chercheurs portèrent dès son origine au cinéma comme moyen d'investigation et de documentation scientifique.

 

Mouvements de l'air ( filets de fumée ) à la rencontre d'une boule ( 1900 )

Parmi les réalisateurs français les plus connus du public, les plus "médiatisés", les trois mousquetaires COUSTEAU, ROUCH et TAZIEFF ont largement contribué à la vulgarisation scientifique. Chacun dans son domaine a tenté à l'aide de la caméra de déplacer les limites du temps et de l'espace.

Qu'il soit instrument d'observation (regard comparé ou récit des fêtes rituelles), approche d'un milieu hostile (cratère d'un volcan, coeur d'un réacteur) ou inaccessible (canopée amazonienne, paroi du poumon, fond sous-marin, galaxie céleste), le propre du cinéma a été de proposer la découverte d'un autre monde : un monde séduisant et surprenant que l'oeil humain ne peut déceler sans l'aide de la caméra.

Notre héritage

Alors que les premiers scientifiques se sont acharnés à analyser le mouvement, les nouvelles technologies permettent de procéder à la démarche inverse, à savoir, recréer le mouvement à partir d'images fixes. L'intégration d'images fabriquées aussi vraies que nature, totalement synthétisées à l'aide de l'ordinateur ou au banc vidéo ouvrent de nouvelles perspectives aux cinéastes de notre temps.

Toute cette débauche de moyens au service des chercheurs, les nouveaux moyens de communication, câble, satellite, vidéo interactive ne doivent toutefois pas masquer la difficulté pour les scientifiques de transmettre leurs connaissances.

Les notions d'éthique questionnent de plus en plus le public et suscitent en retour une volonté des chercheurs de valorisation et de reconnaissance de leurs travaux. Yves COPPENS, professeur au Collège de France, l'a d'ailleurs résumée ainsi :

" Le chemin est étroit entre le respect de l'information scientifique et la volonté de vulgariser, comme il l'est entre le plaisir du spectacle et la vérité du document. "

Images de sciences,

images de plaisir

Le Paradoxe des empereurs

Si la France a aidé à l'éclosion du cinéma scientifique elle a très rapidement perdu son rôle prédominant en restant affaire de spécialiste, à la croisée de la recherche et de l'enseignement.

Aujourd'hui après le cinéma "pour comprendre" et le cinéma "pour démontrer", il est nécessaire que les scientifiques produisent des films "pour valoriser" (ou vulgariser).

A l'image du "Paradoxe des Empereurs", grand Prix au Festival de Palaiseau 1987, le film scientifique sait tour à tour être amusant, dramatique, saisissant, instructif et distrayant. Il doit suivre cette nouvelle voie, à mi-chemin entre l'imaginaire et la rigueur, la passion et la logique, le beau et le vrai, la découverte et la tradition.

Ainsi, pour une nouvelle décennie, l'Art et la Science pourront se mêler pour faire progresser l'humanité dans sa quête de connaissance de l'Univers au travers de ces images de sciences, images de plaisir.

 

Michel ALLOUL

Directeur du Festival International du Film Scientifique

Article extrait de "DEUX SIECLES DE FRANCE" - De la Révolution à l'horizon 2000, l'évolution et les contributions de la France à l'histoire universelle. - Sous la direction de Georges IFRAH, à paraître en 1989 aux Editions Françaises d'Art et d'Histoire.

(1) Cet article utilise en partie le texte de Monique SICARD, CNRS Images Média : "Le cinéma scientifique : confrontation entre l'Art et la Science" publié lors du colloque "Création plastique - image scientifique - Ecole d'art de Douai", mai 1987, GAMBRINUS, collection Art et Sciences.

(2) Références historiques : histoire générale du Cinéma : Georges SADOUL (l'invention du cinéma 1832-1897), Denoël, Paris (1946).

(3) Extraits de l'article de Jean PAINLEVE paru dans CinemAction, n' 38 (La Science à l'Ecran), Cerf, Condé sur Noireau 1986.

(4) Extraits de l'article "La science ou berceau du cinéma" de Virgilio TOSI, professeur au Centre Sperimentàle di CinematogrUa di Roma, et Vice-Président de l'Association International du Cinéma Scientifique, paru dans CinemAction, n' 38.

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